La majorité des soins prodigués lors des rendez-vous médicaux au Canada est attribuable aux médecins de famille (MF)1. Par ailleurs, les taux d’épuisement professionnel chez les MF sont élevés2-4, et de récents sondages révèlent qu’un nombre aussi considérable que 6,5 millions de personnes au Canada n’ont pas de professionnel des soins primaires attitré5. Reconnaissant l’urgence de régler les problèmes d’accès aux soins primaires, les gouvernements fédéral et provinciaux ont consacré des investissements substantiels pour déclencher des réformes transformatrices à facettes multiples6,7. Ces réformes ciblent, entre autres, la modification des modes de paiement des médecins6. Depuis longtemps, le redressement des iniquités dans la rémunération entre les spécialités médicales est revendiqué, de même qu’un examen approfondi des possibles conséquences involontaires du mode de rémunération à l’acte (RAA) largement utilisé8.
De nouveaux modes mixtes de paiement des MF sont rapidement mis en œuvre dans plusieurs provinces canadiennes9-14. Ces modèles ont été élaborés grâce à une collaboration entre les ministères de la Santé et les associations de médecins, et ils incluent une compensation fondée sur les heures travaillées, les frais par visite d’un patient et des mesures incitatives annuelles selon la taille de la patientèle et sa complexité. La Colombie-Britannique a été la première province à offrir un mode mixte et, selon la couverture médiatique, l’adoption du modèle pourrait se traduire par une augmentation d’environ 20 % du revenu durant une année normale15. Cette combinaison de divers éléments n’a pas été implantée antérieurement et n’a pas fait l’objet d’une évaluation, et il n’y a pas eu d’accès public aux changements dans les revenus des MF en Colombie-Britannique.
Les objectifs énoncés de ces modèles mixtes varient selon la province, mais ils visent des buts communs : augmenter la désirabilité de la médecine familiale à titre de spécialité et améliorer l’accessibilité des pratiques familiales dans la communauté9-12. Des communiqués de presse font valoir qu’ils pourraient réduire les fardeaux administratifs, permettre aux médecins de passer plus de temps avec les patients et rendre plus facile pour les patients orphelins de trouver un MF10,13,14,16,17.
Historiquement, les modes de rémunération des médecins étaient classés le long d’un continuum variable plutôt que fixe18. La RAA est un mode variable selon lequel les paiements varient en fonction du volume et du type de services fournis. Jusqu’à tout récemment, la RAA représentait la majorité des paiements versés aux MF au Canada. En revanche, les modèles salariés offrent un revenu fixe, quel que soit le volume de services, pour un « panier de services » défini et énoncé dans une description de tâches. La capitation – un paiement par patient inscrit dans la patientèle d’un médecin – se situe entre ces 2 modèles. Chaque modèle comporte ses limites, comme le suggèrent la théorie et la recherche empirique. Le modèle de la RAA pourrait encourager le volume plutôt que la qualité, tandis que les modèles salariés pourraient limiter la quantité des services et les soins jugés bénéfiques. La capitation pourrait inciter à « l’écrémage », c’est-à-dire que les MF pourraient préférer des patients plus jeunes et en meilleure santé19.
Les nouveaux modes mixtes semblent intentionnellement conçus pour faire un juste équilibre entre les mesures incitatives potentiellement négatives des modes de paiement purement fixes ou variables, et faire concorder les mesures incitatives positives avec des soins de grande qualité et des issues favorables pour les patients, tout en augmentant les revenus des MF.
Il est probable que la façon de rémunérer les médecins et les sommes versées jouent un rôle central dans le façonnement du portrait des soins de santé, et la rémunération est une importante composante des politiques en santé, influant sur le comportement des médecins, les soins aux patients, les résultats du système et les coûts19-22. Le cadre de rémunération des médecins Wranik–Durier-Copp, élaboré par des Canadiens, expose la façon dont les structures de paiement façonnent potentiellement le comportement des médecins, ce qui peut influer sur l’accès par les patients, l’équité en santé, la globalité de la pratique, la continuité des soins, et la réceptivité à collaborer et à fournir la continuité des soins23. Cependant, les rapports et les études sur les modes de rémunération des MF, et leurs impacts sur les soins aux patients, l’accès et la rétention des médecins, sont limités et révèlent des résultats incohérents20,24-28. Une revue systématique de 2001 faisait valoir que, bien que certaines données probantes soutiennent que les systèmes de paiement influent sur le comportement des MF, le manque d’études de grande qualité est surprenant, compte tenu de l’importance de la question25. Il nous manque encore des données probantes fiables 24 ans plus tard, et la crise des soins primaires s’est aggravée.
Les nouveaux modèles mixtes ont suscité une attention médiatique considérable et des déclarations d’optimisme de la part d’associations de médecins29-31. Des rapports préliminaires de la Colombie-Britannique portent à croire que le modèle mixte est acceptable pour de nombreux MF qui étaient antérieurement rémunérés en fonction du sempiternel mode de RRA32. Par ailleurs, on ne sait trop de quelle façon et dans quelle mesure le nouveau modèle a amélioré le rattachement des patients aux MF, l’équité en matière de santé ou la qualité des soins, ou s’il a réduit l’épuisement professionnel des médecins. La façon dont nous déterminerons si les impacts observés résultent du changement de modèle ou de l’augmentation des revenus des médecins n’est pas claire non plus.
Les objectifs d’augmenter les rattachements et de réduire le fardeau administratif sont sans doute des éléments essentiels dans le règlement de la crise des soins primaires. Toutefois, les modèles mixtes ne peuvent pas ajouter d’heures à une journée de travail (ce qui permettrait aux médecins de voir un plus grand nombre de personnes) et, dans leur forme actuelle, ils n’abordent pas directement l’équité en santé ni ne facilitent l’adoption des soins en équipe. Même s’ils prévoient une indemnisation à l’heure pour des soins indirects aux patients et d’autres tâches administratives qui pourrait réduire le fardeau financier et psychologique de ce travail, ils ne diminuent pas le nombre des tâches requises. Comme la plupart des efforts jusqu’à présent, les politiques qui soutiennent les modèles mixtes traitent chaque médecin comme une unité de la solution plutôt que de considérer à ce titre les cliniques, les communautés ou l’ensemble du système de santé6,33-36.
Compte tenu de l’investissement considérable dans ces nouveaux modes de rémunération et des grands espoirs placés en eux pour répondre à la crise des soins primaires, une évaluation rigoureuse et transparente est essentielle. Idéalement, nous verrions des MF de toutes les régions du pays participer à cette évaluation en incorporant l’information de leurs dossiers de santé dans les réseaux de recherche et en s’inscrivant à des groupes de discussion et à des entrevues pour fournir des renseignements concernant leur expérience personnelle37. Une telle évaluation répondrait à des questions au sujet de 4 domaines clés.
Qualité des soins et expérience des patientsLes nouveaux modèles de paiement amélioreront-ils la qualité des soins que reçoivent les patients, et les patients qui ont vécu l’iniquité ou rencontré des obstacles pourront-ils davantage accéder aux soins? Si certaines recherches portent sur la façon dont les comportements des MF changent selon les modes de rémunération38, les impacts du mode de rémunération des médecins sur l’expérience des patients et les résultats en santé sont encore moins évidents. Il est essentiel de comprendre la façon dont le nouveau modèle mixte influe sur la coordination des soins et la centralité du patient pour améliorer la qualité et l’équité des soins de santé.
Rattachement des patients, volume de services, coûtsLes nouveaux modèles mixtes permettront-ils à un plus grand nombre de personnes d’accéder aux soins primaires, en temps opportun et à un coût soutenable par le système? Seules des études limitées et plus anciennes explorent les effets des modes de rémunération sur la capacité du système et sur l’accès par les patients. Certains résultats font valoir que les modèles de paiement variables augmentent le volume des services, y compris les visites des patients et la continuité des soins, par rapport aux modèles fixes20,25. Une étude révélait que les patients dont les MF sont payés en fonction d’une rémunération fixe (p. ex. capitation) étaient moins susceptibles d’obtenir un rendez-vous le jour même ou le lendemain, mais ce problème était amoindri dans les milieux de soins en équipe39. D’autres recherches ont démontré que, lorsque des MF qui dispensent déjà des soins complets reçoivent une augmentation de leur rémunération, ils sont capables de diminuer leurs heures, possiblement pour accorder la priorité à leur propre bien-être et à la durabilité de leur pratique40. Il est essentiel d’examiner comment le modèle influencera le rattachement, les temps d’attente des patients, la disponibilité des rendez-vous et l’utilisation des soins de santé.
Expérience des cliniciensLes MF rémunérés en fonction des nouveaux modèles mixtes sont-ils plus satisfaits dans leur travail et souffrent-ils moins d’épuisement professionnel, et les fardeaux administratifs sont-ils diminués? L’influence des modes de rémunération sur les expériences, l’épuisement professionnel et les choix de pratiques des médecins est peu connue. Nous savons que les MF ont changé leurs attentes entourant ce qui constitue un environnement de travail satisfaisant au cours des 10 dernières années41,42, et l’intention d’offrir des soins complets et globaux a fait l’objet d’études43,44. Cependant, nous ne savons pas comment les modèles de rémunération façonneront ces expériences.
Recrutement et rétentionLes nouveaux modèles mixtes augmenteront-il le nouveau nombre net de MF qui offrent des soins primaires complets et globaux, et ces nouveaux modes retarderont-ils la retraite? La plupart des recherches sur le recrutement et la rétention des MF se sont concentrées jusqu’à présent sur les régions rurales et éloignées, mais on ignore si ces constatations s’appliquent aussi à des milieux plus urbains28,45. Étant donné les lacunes dans les effectifs en soins de santé primaires dans presque toutes les communautés, nous devons mieux comprendre l’influence des modèles de rémunération, en particulier sur le recrutement et la rétention des MF dans la plupart des milieux canadiens. Il importe aussi de comprendre l’impact qu’aurait un plus grand nombre de MF ayant une pratique complète sur la dotation des effectifs en santé dans d’autres domaines importants (p. ex. médecins dans les départements d’urgence ou hospitaliers) qui comptent aussi sur des MF.
ConclusionL’instauration au Canada de modèles de paiement mixtes pour les médecins des soins primaires représente un investissement majeur pour répondre à la crise des soins primaires. Bien que ces modèles soient prometteurs, leurs répercussions sont encore inconnues. Une évaluation rigoureuse est essentielle pour déterminer leur efficacité dans la revitalisation des soins primaires. La réussite repose sur un alignement avec les objectifs plus globaux des soins de santé, le soutien aux soins en équipe et l’élimination des iniquités. Des efforts collaboratifs regroupant les décideurs, les cliniciens et les chercheurs sont d’une importance cruciale pour surveiller les résultats, apporter des ajustements et assurer que ces modèles servent à la fois les patients et les médecins pour édifier un système de soins primaires plus robuste et équitable.
FootnotesLes opinions exprimées dans cet article sont celles des auteures. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, allez à https://www.cfp.ca et cliquez sur le lien vers Mainpro+.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 377.
Copyright © 2025 the College of Family Physicians of Canada
Comments (0)